Jésus n'est pas le fondateur du christianisme, mais il en est le fondement


L’homme de Nazareth voulait-il fonder une nouvelle religion ? Non, répondent les spécialistes depuis quelques années. Jésus voulait réformer le judaïsme, et cette tentative a échoué, avant que le message du Christ, retransmis par Paul, triomphe hors de Judée et convainque tout l’Empire romain. Les explications de deux experts de l’UNIL.

«Qui a fondé le christianisme?» Jésus? Ses disciples? Saint Paul? L’empereur Constantin, qui promulgue en 313 l’Edit de tolérance de Milan, ouvrant ainsi une voie impériale au christianisme? Ou bien encore l’empereur Théodose, qui transforme le christianisme en religion officielle de l’empire, en 380?

Cette question provocante, deux professeurs honoraires de l’Université de Lausanne (UNIL), le bibliste Daniel Marguerat et l’historien du christianisme ancien Eric Junod, l’ont posée, en 2008, à l’occasion d’un cours public donné à l’UNIL. Un exposé dont ils ont laissé la trace au travers d’un petit livre de quelque 120 pages (paru récemment aux Ed. Bayard/Labor et Fides), et précisément intitulé «Qui a fondé le christianisme?».


Jésus ne voulait pas fonder une nouvelle religion

Poser ainsi la question, c’est présupposer que la réponse, les réponses, aujourd’hui, ne coulent plus aussi simplement de source qu’autrefois. En d’autres termes, il n’est plus si sûr aujourd’hui que Jésus Christ soit le fondateur de cette religion qu’on appelle christianisme. Il faut dire que le puzzle de la naissance du christianisme a beaucoup bougé depuis la découverte, au milieu du siècle dernier, de nombreux documents. Il a beaucoup bougé aussi depuis que, il y a une trentaine d’années, historiens et exégètes ont redécouvert la judaïté de Jésus.

La parole au bibliste Daniel Marguerat: «Effectivement, à sonder les documents, on peut dire aujourd’hui qu’il n’était pas dans l’intention de Jésus le Nazaréen de fonder une nouvelle religion. Réformer le judaïsme, oui. Le rénover le revivifier, certainement. Mais fonder une religion autonome, au sens où nous l’entendons, voilà qui n’était sûrement pas l’intention du Nazaréen. Sur ce point, la recherche est aujourd’hui, et depuis une bonne vingtaine d’années, unanime.»

Jésus tentait de réinventer le judaïsme

En d’autres termes, lorsque Jésus prêche, lorsqu’il guérit, lorsqu’il convertit les cœurs, il le fait dans le cadre de ce que nos spécialistes appellent la «Synagogue», comprenons par là le judaïsme. Un judaïsme qui, à l’époque, était d’une extraordinaire diversité, d’une extraordinaire multiplicité, d’un extraordinaire dynamisme.

Plongés dans ce bouillon de culture particulièrement décoiffant où tout le monde discute avec tout le monde, où fourmillent les tendances, les partis, les confréries, Jésus et ses disciples entrent alors dans la danse et tentent de réinventer le judaïsme, au sein du judaïsme. Avec à la clef, une urgence qui finira par effrayer les autorités religieuses d’alors. On sait comment l’histoire finit: aux clous d’une croix.

Mais il faudra attendre le milieu du IIe siècle pour que le christianisme se pense comme un mouvement autonome, comme une religion en soi. «Et si cela advient, c’est pour une raison historique: cela est dû à l’échec de la réforme que Jésus entendait apporter au judaïsme», poursuit Daniel Marguerat. Dit autrement: le christianisme naît, au fond, de n’avoir pu réformer le judaïsme.

Le christianisme ne trahit pas la pensée de Jésus

La question suivante brûle les lèvres: Jésus n’aurait-il, dans ce cas, rien à voir avec le christianisme? Cette provocation ne laisse pas de marbre le bibliste Marguerat: «Attention: dire que Jésus n’a pas voulu fonder le christianisme est une chose. Mais en conclure aussitôt que l’aventure du christianisme trahirait sa pensée est nettement trop hâtif.»

Car, pour Daniel Marguerat, le christianisme s’est toujours compris comme un mouvement interprétant ce que Jésus a dit, ce qu’il a articulé. En d’autres termes, nuance le théologien: «Jésus n’est pas le fondateur du christianisme, mais il en est le fondement.» A ce stade du puzzle, observons les pièces déjà reliées: Jésus n’a certes pas fondé de religion. Mais le christianisme, en tant que tel, n’est pas étranger au mouvement de sa pensée.

L’émergence de Paul de Tarse

Continuons d’assembler les morceaux: dans le bouillonnement de philosophies, de sectes, de mouvements religieux et politiques qui agitent le temps du premier christianisme, la famille de pensée gréco-romaine entre bientôt en contact avec l’enseignement du Christ. L’enquêteur biblique assemble là d’un coup une vaste étendue du puzzle en train d’apparaître: «L’étincelle qui provoque la naissance du christianisme, c’est la rencontre entre le judaïsme et le cadre de pensée gréco-romain.»

«Si cette étincelle n’avait pas eu lieu, le christianisme serait resté une secte juive», lance le bibliste qui brosse à grands traits un paysage où l’on aperçoit un groupe de juifs imbibés de culture hellénistique quitter Jérusalem pour migrer vers Antioche sur l’Oronte. Ce sont ces hellénistes, comme on les appelle, qui finiront par allumer la briquette de l’universalisme chrétien. Parmi eux, une figure émerge, des plus brillantes: Paul de Tarse.

Saint Paul est-il le véritable inventeur du christianisme?

Paul, le nom fait évidemment tilt: serait-ce donc lui, Paul, l’inventeur du christianisme, comme ont essayé de nous en persuader, singulièrement remontés contre lui, le XIXe siècle de Nietzsche et le XXe siècle de l’historien Adolf von Harnack? Trop simple, trop tranchant, trop simplificateur, diagnostique Daniel Marguerat: «Disons plutôt: Paul de Tarse n’a pas fondé le christianisme, mais il a été absolument décisif dans la fixation de l’identité chrétienne.»

A ce stade du puzzle, les yeux du professeur pétillent, l’esquisse du paysage prend des allures épiques: «Le christianisme n’aurait pu devenir une religion universelle sans l’intervention géniale de Paul qui formule l’image d’un Dieu universel, le Dieu de tous et de chacun, qu’il soit juif ou grec, esclave ou homme libre, homme ou femme. C’est le fameux passage de la Lettre aux Galates, chapitre III, verset 28. Cette formulation précise est possible grâce aux catégories qu’offre une culture gréco-romaine imprégnée très fortement du rêve d’universalité. Paul se sert de ces ressorts pour reformuler la pensée de Jésus. Et du même coup l’ouvrir au monde.»

L’apport de Paul au christianisme

Fort bien, mais ce «reframing», comme disent nos amis anglophones, ce recadrage, si c’est l’œuvre de Paul, pourquoi lui dénier le brevet de fondateur du christianisme, dans la foulée de ce qu’en pensaient Nietzsche et von Harnack?

Daniel Marguerat ne se laisse pas si facilement démonter: cette reformulation paulinienne, elle prend appui, elle se base, elle est issue de ce qu’il appelle «l’intense surprise de la croix». Or la croix, Paul ne l’a pas inventée. Sa tâche à lui, dans l’économie du christianisme, c’est d’en expliquer le sens, d’en dresser les tenants et les aboutissants, d’en tirer les conclusions – voilà son apport.

Jésus fraie avec les impurs, c’est ce qui fâche ses contemporains

«On voit le raisonnement: si la révélation de la croix déjoue tout ce qui avait été dit ou pensé jusque-là sur Dieu, alors il n’existe plus d’accès privilégié au salut. C’est le sens de la Lettre aux Romains, chapitre I, verset 16: «Car je n’ai pas honte de l’Evangile: il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du juif d’abord, puis du Grec.» L’apport de Paul a un nom: l’universalisme.

A quoi Daniel Marguerat ajoute une hypothèse éclairante des raisons qui ont précipité la chute et la mort de Jésus: le clash entre le Nazaréen et la Synagogue n’est dû ni à sa (prétendue) prétention à être le Messie, ni à son interprétation particulièrement libre de la Torah.

Pour Daniel Marguerat, la raison est ailleurs: «Le litige réside dans la question de la pureté. Jésus remet en cause la pureté rituelle. Il fraie avec des impurs, des pécheurs, des collecteurs d’impôts, des prostituées, des femmes adultères, et pire encore, des lépreux. Il considère que la pureté n’est pas une question rituelle, mais une question morale.» Et Daniel Marguerat de citer Marc, chapitre VII, verset 15: «Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur.»

Le bibliste saisit cette pièce du puzzle et conclut: «Pareille redéfinition de la pureté est proprement révolutionnaire. Ce faisant, Jésus instaure à l’intérieur d’Israël l’accès pour tous, purs ou impurs, à Dieu. Cet universalisme interne à Israël et prôné par le Christ, Paul lui donnera une envergure mondiale. Sans pour autant couper le christianisme de ses origines juives, car, pour Paul, cet universalisme est l’extension du salut d’Israël.»

Comment les païens parlaient de Jésus

A ce stade de reconstitution du puzzle, ce sont principalement les sources chrétiennes que nous avons assemblées, avec l’aide du théologien et bibliste. Et les contemporains non embarqués sur le navire chrétien, qu’en pensent-ils, eux? Pour réunir cette partie de l’ouvrage, Eric Junod, historien du christianisme ancien, remue maintenant avec nous les pièces «païennes» du work in progress.

«Ce qui intéresse aujourd’hui la recherche des premières sources païennes sur Jésus, les chrétiens et le christianisme, c’est non pas tellement que ces sources en disent peu de chose. Mais c’est comment elles le disent, et pourquoi elles en disent si peu», constate l’historien.

Comment les premiers auteurs païens parlent-ils de Jésus et du mouvement qui l’entoure? Ils considèrent tout cela comme une superstition, «comme un mouvement pas fiable, obscur, pas intégré, n’ayant pas de statut, ni de reconnaissance. En un mot, les gens qui se réclament de ce Christ sont des gens suspects. Et leur personnage de référence, Jésus, est du même acabit.»

«Les chrétiens sont à la marge de la marge»

Jésus n’est donc pas très considéré par ces auteurs? «Jésus est un personnage qui a mal fini, un condamné à mort, un crucifié. Triste fin, mort infamante. Dans l’esprit de ces auteurs païens, si on a été crucifié, c’est qu’on a été condamné; si on a été condamné, c’est qu’on est coupable… donc le personnage de référence de ces chrétiens remuants n’est pas un personnage recommandable.»

On saisit la boucle: pas étonnant, dans un premier temps, que des auteurs aussi importants que Suétone, Tacite ou Pline le Jeune, ne s’intéressent guère à une secte aussi peu prestigieuse et étayée par un aussi peu fréquentable initiateur: «Les chrétiens ne sont considérés au mieux que comme des dissidents de dissidents. Ils sont à la marge de la marge.»

«On ne cherche pas à démolir un mouvement si on ne perçoit pas un danger»

Les choses changent avec des philosophes comme Celse, qui lança dans son «Discours véritable» un vrai brûlot contre Jésus et les chrétiens. «Un brillant esprit, ce Celse, un auteur quasi voltairien et qui conduit une charge impitoyable contre ses adversaires chrétiens», pointe Eric Junod, qui poursuit: «Son attitude est évidemment hautement symptomatique, car on ne s’acharne pas sur une personne, on ne cherche pas à démolir aussi systématiquement un mouvement si on ne perçoit pas un danger, si on ne perçoit pas que cette personne, ce mouvement sont menaçants et constituent un danger pour l’Empire.»

Eric Junod poursuit: «Avant lui, en 110-120, date de nos premiers témoignages païens, les chrétiens ne sont considérés que comme une sous-secte du judaïsme, quelque chose de tout à fait négligeable. Avec Celse, aux environs des années 170, les choses changent. La secte, le personnage, commencent à constituer un danger.»

En ce sens, Celse est assez perspicace. «Il se rend compte que, si les chrétiens triomphent, c’est toute la culture hellénistique, toute la sagesse accumulée depuis les anciens Grecs, et transmise par Rome, qui va finir par passer aux oubliettes, précise le professeur honoraire de l’UNIL. Pire, c’est l’Empire même qui va vaciller, puis s’effondrer. Il y a chez Celse un vibrant appel au loyalisme. Il s’écrie: ne reniez pas la raison, ne reniez pas la culture traditionnelle.»

Grâce à la reformulation de Paul, le christianisme décolle

Ces pièces païennes du puzzle résonnent à l’unisson des interprétations de Daniel Marguerat: tant que le mouvement autour de Jésus reste amarré aux rivages juifs, peu de chose bouge. Mais qu’il aborde, via les hellénistes, aux horizons de la pensée gréco-romaine, qu’il formule sa charge d’universalité et la mèche est allumée.

La sous-secte prend alors son essor: grâce à la reformulation de Paul, à l’ouverture du message du Nazaréen à la terre entière, le christianisme décolle. Et commence son irrésistible ascension au firmament d’un Empire qui d’abord le combat, avant de le tolérer, en 313 avec l’Edit de Milan promulgué par Constantin; puis de l’étreindre comme religion officielle avec l’Edit de Thessalonique promulgué par Théodose en 380.

Comment les premiers chrétiens ont conquis l’Empire romain

Et comment, outre le message d’universalité dont il est porteur, le christianisme assura-t-il sa diffusion? Pour répondre à cette nouvelle question, une plongée dans le dernier opus de Daniel Marguerat s’impose: le théologien vient en effet de rééditer, dans une version entièrement revisitée et complétée, son «Dieu des premiers chrétiens» (Labor et Fides). Grâce à l’analyse narratologique des textes des premiers chrétiens, Daniel Marguerat passe au scanner le formidable arsenal rhétorique (comment l’appeler autrement?) que les disciples de Jésus mirent en œuvre pour témoigner auprès des communautés et convaincre l’Empire tout entier, ville après ville, contrée après contrée.

Un marché religieux saturé

Sensible aux résonances des époques, Daniel Marguerat analyse: «Les premiers chrétiens ont déployé leur foi nouvelle dans un monde culturel éclaté, où la concurrence religieuse s’annonçait féroce: dieux romains remis au goût du jour (après un lifting orientalisant), cultes à mystère, mages et astrologues, cercles de la mouvance gnostique, Mithra et ses adorateurs masculins, Isis, Sérapis, Asclépios le dieu-médecin, et l’empereur progressivement divinisé. Cette nécessité de pénétrer un marché religieux saturé explique la vigueur, la créativité des premiers chrétiens, et leur volonté obstinée de chercher les langages adéquats à dire Dieu.»

Ces langages, ils ont nom la parabole, le récit de miracle, la prédication du jugement dernier, les évangiles, les récits d’annonce de la résurrection, l’interprétation chrétienne de l’Ecriture juive. Tous, ils insistent sur l’efficacité redoutable du storytelling, cet art rhétorique consistant à raconter une histoire, afin de saisir ses interlocuteurs aux tripes et les mener à l’épiphanie de la révélation.

«Le christianisme n’était pas prévisible»

Dans le puzzle de réponses à la question que nous posions à l’orée de cet article – «Qui a fondé le christianisme?» – vient s’ajouter la pile de pièces constituées par ces langages mis en œuvre par les communautés chrétiennes pour dire avec le plus de conviction, le plus d’efficacité, le plus d’impact, le message du Ressuscité.

Ces langages provoquent la prise de conscience, le changement, l’adhésion. Mis en œuvre par les communautés de croyants, ils contribuent ainsi à disséminer cette parole, cette vision du monde et du destin des hommes qui finira par devenir le christianisme. «En ce sens, le christianisme n’était pas prévisible», conclut Eric Junod. Et il reste un fascinant processus, un énigmatique work in progress dont on ne finit pas de mesurer la complexité.

Michel Danthe
       

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