Si le raisonnement peut conduire à de mauvaises conclusions ce n’est pas parce que les humains sont mauvais, mais parce qu’ils usent d’arguments pour justifier leurs croyances et leurs actions
En juillet dernier, lors de l’ouverture du séminaire sur “la nouvelle science de la moralité” de la revue The Edge, Jonathan Haidt, professeur de psychologie sociale au département de psychologie de l’université de Virginie a évoqué un article publié récemment dans la revue Behavioral and Brain Sciences, qu’il a qualifié de “tellement important” que les “résumés devraient en être affichés dans les départements de psychologie de tout le pays”.
Cet article signé Hugo Mercier, doctorant en philosophie, politique et économie à l’université de Pennsylvanie, et Dan Sperber, directeur de le l’Institut international de la cognition et de la culture et membre de l’Institut Jean Nicod à Paris, s’intitule “Pourquoi les humains raisonnent ? Arguments pour une théorie argumentative”. L’article tente de comprendre une question qui tourmente les chercheurs en psychologie cognitive et en cognition sociale depuis longtemps : pourquoi les êtres humains sont-ils si mauvais dans leurs raisonnements dans certains contextes et si étonnement brillants dans d’autres.
Selon les deux chercheurs, notre capacité à raisonner n’a pas été conçue pour nous aider à rechercher la vérité, mais pour nous aider à argumenter. Dans leur article, les deux chercheurs montrent que non seulement le raisonnement peine à être fiable sur les croyances et les décisions rationnelles, mais qu’il peut même être préjudiciable à la rationalité. “Si le raisonnement peut conduire à de mauvaises conclusions ce n’est pas parce que les humains sont mauvais, mais parce qu’ils usent d’arguments pour justifier leurs croyances et leurs actions”, explique John Brockman, l’éditeur de The Edge.
Ce que les auteurs montrent surtout, c’est que nos processus de pensée tendent vers la confirmation de notre propre idée. La science fonctionne très bien comme un processus social : nous pouvons nous rassembler et trouver des failles dans les raisonnements des autres. Mais nous avons du mal à trouver les défauts de nos propres raisonnements.
Pour la journaliste scientifique Sharon Begley, la théorie argumentative explique pourquoi nous continuons à croire que les femmes sont de mauvaises conductrices (alors que selon les statistiques, ce n’est pas exact), que Barack Obama n’est pas né en Amérique ou que l’Irak détenait des armes de destruction massive (alors que dans ces deux cas, le contraire a été démontré)… Le biais de confirmation explique que nous avons tendance à nous souvenir mieux des preuves qui confirment ce que l’on pense déjà que les arguments contraires. Il explique également qu’on a du mal à remettre en cause nos croyances, même face aux données empiriques (on n’a pourtant pas trouvé de traces d’armes de destruction massive en Irak, même après 7 ans d’enquêtes), et que, malgré les arguments, notre raison est bien souvent encore guidée par l’émotion…
La raison est censée être le plus haut accomplissement de l’esprit humain et le chemin vers la connaissance et la sagesse… Mais comme l’ont montré les psychologues depuis longtemps, notre capacité à raisonner n’est pas optimale. Pour Hugo Mercier et Dan Sperber, c’est l’évolution qui favorise notre caractère irrationnel. Les lacunes de notre logique ont un but : elles nous aident à “concevoir et évaluer les arguments qui visent à persuader d’autres gens”.
Les échecs de la logique sont en fait des stratagèmes efficaces pour favoriser nos relations sociales et dépasser (ou ignorer) les points de vue opposés. Ne retenir que les arguments qui nous confortent contribue à développer des argumentations efficaces pour convaincre quelqu’un, par exemple quand on dit à quelqu’un qu’il est toujours en retard, alors que nous ne retenons que les fois où il l’est vraiment (et qui sont peut-être moins nombreuses que les fois où il ne l’est pas).
Leur théorie permettrait également d’expliquer pourquoi nous avons du mal avec les problèmes de logiques, notamment, les problèmes de logiques abstraits, du type “Les non-C sont B, tous les B sont A, donc certains A ne sont pas C”. Moins de 10 % d’entre nous comprennent qu’une affirmation de ce type est exacte, estime Sharon Begley. Pourquoi ? Parce que pour évaluer sa validité, il nous faut trouver des contres-exemples. Or, trouver des contres-exemples affaiblit notre confiance dans nos propres arguments. Bien sûr, on a tendance à mieux comprendre les problèmes de logiques moins abstraits comme “Les manchots sont des oiseaux qui ne volent pas. Les manchots sont des oiseaux. Tous les oiseaux ne volent pas.”
Quant au raisonnement défectueux, il nous pousse à regarder de plus près les failles d’une étude avec laquelle nous ne sommes pas d’accord, à être plus critiques avec les résultats qui ne sont pas conformes avec nos conclusions.
L’intelligence : un fait social
La théorie argumentative de Dan Sperber et Hugo Mercier a déjà suscité beaucoup de réactions dans la communauté universitaire, de l’acception enthousiaste au rejet échaudé. Le psychologue Gerd Gigerenzer, directeur du Centre pour le comportement et la cognition adaptatifs du Max Planck Institute, est également convaincu que le raisonnement consiste plutôt à convaincre les autres lorsque la confiance ne suffit pas. Cela montre, s’il en était besoin, que l’intelligence est avant tout un fait social. Pour Steven Pinker, la théorie argumentative est originale et provocatrice. Elle permet de mieux éclairer notamment le discours politique et pourrait avoir un grand impact sur notre compréhension de nous-mêmes.
Dan Sperber est venu à la théorie argumentative en accumulant les preuves que l’esprit, le raisonnement en particulier, ne fonctionnent pas toujours très bien. Le raisonnement produit beaucoup d’erreurs (voir : Nos décisions en questions). L’homme n’est pas très bon en matière de statistique par exemple ou ne comprend pas toujours très bien des problèmes de logiques assez classiques. Nous faisons tout un tas de choses irrationnelles et malgré les preuves contraires qu’apporte notre sens du raisonnement, la plupart des gens changent rarement leurs croyances originelles. Ils ne remettent pas en question l’idée que le raisonnement poursuit des buts individuels. Or, le prérequis suppose que le raisonnement doit nous aider à prendre de meilleures décisions, et si nous partons de ce prérequis, il s’ensuit que le raisonnement devrait nous aider à mieux faire face aux problèmes logiques par exemple, ce qui est loin d’être le cas.
Les psychologues ont du mal à contester le postulat que le raisonnement est censé nous aider, explique John Brockman de The Edge. D’où le raisonnement de Sperber de dire que le raisonnement n’a pas pour fonction de nous aider à prendre de meilleures décisions, mais qu’il a pour fonction de nous aider à convaincre d’autres personnes et à évaluer leurs arguments.
Dans la pensée occidentale, jusqu’à présent, le raisonnement était considéré comme quelque chose d’individuel… Or Dan Sperber introduit l’idée que sa fonction est purement sociale : le raisonnement sert avant tout à convaincre les autres et à être prudent quand d’autres tentent de nous convaincre. Les psychologues ont ainsi montré que les gens ont un très fort biais de confirmation ce qui signifie que quand ils ont une idée, ils trouvent des arguments pour la valider, pour justifier leurs décisions plutôt que pour la remettre en question. Or il y a un fort conflit entre le raisonnement (qui a pour but de nous faire prendre de meilleures décisions) et le biais de confirmation (qui, du fait de ce même raisonnement, nous repousse dans nos erreurs). Du point de vue de la théorie argumentative, le biais de confirmation prend alors tout son sens : lorsqu’on essaye de convaincre quelqu’un, on accumule des arguments pour soi. Pour Sperber, le biais de confirmation n’est pas un défaut de raisonnement, c’est une fonction : c’est quelque chose qui se construit dans le raisonnement lui-même, non pas parce que le raisonnement est vicié ou parce que les gens sont stupides, mais parce que nous sommes trop doués pour le raisonnement.
Sperber et Mercier donnent néanmoins une piste pour échapper au biais de confirmation parce qu’il se développe principalement quand on n’a personne pour argumenter contre nos propres points de vue. Nos arguments ne servent qu’à confirmer nos intuitions initiales. “Lorsque les gens discutent de leurs idées avec des gens en désaccord avec eux, alors les biais de confirmation des différents participants s’équilibrent et le groupe est mieux à même de se concentrer sur la meilleure solution. Le débat est donc l’un des meilleurs remèdes face aux pièges dans lesquels nous conduit le raisonnement individuel.”
La théorie argumentative explique également ce que les psychologues appellent “la raison basée sur le choix”. Lorsqu’ils prennent une décision, les gens essaient de raisonner sur celle-ci pour savoir s’ils font le bon choix. Mais leur raisonnement sur leur décision ne les conduit pas nécessairement vers la bonne décision : il les conduit plutôt vers la décision qu’ils peuvent justifier. Parce que le raisonnement ne consiste qu’à trouver des arguments, l’option qui va l’emporter va seulement être celle qui a le plus ou les meilleurs arguments en sa faveur. Ce qui n’en fait pas nécessairement une bonne décision.
Pour le journaliste scientifique Jonah Lehrer, cette nouvelle théorie “dresse un portrait plutôt sombre de la nature humaine. Nous aimons nous considérer comme des êtres rationnels, bénis par ce cadeau prométhéen qui nous permet de déchiffrer le monde et découvrir toutes sortes de vérités cachées. Mais Mercier et Speber affirment que la raison a peu à voir avec la réalité (…). La fonction du raisonnement est ancrée dans la communication. (…). Nous sommes définitivement des animaux sociaux.”
Hubert Guillaud
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