Sur le rejet moderne de la science

par Hubert Krivine (*)

La science a aujourd’hui mauvaise presse. Une des raisons est qu’on a fréquemment voulu faire passer pour vérités scientifiques « indiscutables » (1) des choix à forte charge politique. Le pas est alors vite franchi : on pourrait faire dire n’importe quoi à la science. De plus, le grand public ne connaît la science que par ses applications, des meilleures aux pires. Voilà pourquoi l’euphorie qu’elle a engendrée au XIXe siècle laisse aujourd’hui place au scepticisme, en tout cas dans les pays riches.

Ce désenchantement, accentué par la « découverte » que le progrès scientifique ne coïncide pas nécessairement avec le progrès social, explique le succès d’un relativisme mondain, doutant du statut particulier de la connaissance scientifique : la démarche scientifique, comme toute construction humaine, ne pourrait échapper à sa détermination sociale. Il y aurait la science des blancs, des noirs, des femmes, des minorités opprimées (2), etc. Mais la science tout court serait une mystification. Cette désillusion a également favorisé le renouveau de divers fondamentalismes religieux, soit sous leur forme caricaturale comme le créationnisme, soit sous la variante plus présentable du « dessein intelligent ». Pour Galilée, le livre de la Nature était écrit dans le langage mathématique. Pour les littéralistes (tenants d’une lecture à la lettre des Livres sacrés), il serait figé dans l’écriture de la Bible ou du Coran.


Un nouvel obscurantisme aux formes diverses

Schématiquement, on assiste, d’une part dans les pays développés – mais pas exclusivement (3) –, à un rejet croissant de la science ; d’autre part, dans les pays pauvres – mais pas exclusivement non plus (4) –, à un développement des fondamentalismes religieux.

Dans les pays riches, le rejet de la science se nourrit de la croyance que ses applications industrielles ou militaires seraient les conséquences inéluctables du développement scientifique. Beaucoup de ces applications, dont les motivations sont en fait économiques ou politiques, affectent la santé, l’emploi (5) ou l’environnement avec des effets souvent jugés négatifs ou dangereux. Les réactions sont alors salutaires. Mais ces réactions risquent d’être stériles si les protestataires prennent pour argent comptant la propagande même des groupes de pression, propagande qui justifie des options éminemment politiques ou sociales par des nécessités prétendument « scientifiques ». Admettre la responsabilité de « la science » dans ce type de décisions, et donc renoncer à l’utiliser pour, éventuellement, questionner ces options, c’est abandonner l’avantage de la rationalité au camp adverse.

Dans les régions pauvres, le maintien de la mainmise brutale des principales puissances économiques suscite une réaction naturelle de défense de la part des populations qui en sont les victimes. Dans les pays de culture islamique, après le recul des mouvements nationalistes laïques, le renouveau des fondamentalismes religieux apparaît souvent comme une forme radicale de résistance matérielle et culturelle. Ailleurs, la prolifération de sectes évangéliques, malgré des implications politiques différentes, assure la même fonction : allier une entraide matérielle réelle à une exigence de dignité, voire de rédemption morale. Il ne s’agit pas tant ici d’une régression par rapport à la rationalité du siècle des Lumières que ces pays n’ont pas ou peu connue, que d’une identification de cette rationalité aux « bienfaits de la civilisation occidentale ». La lutte nécessaire contre les superstitions religieuses devra tenir compte de cette méfiance.


Une confusion entretenue sur le terme « science »

En fait, la plus grande confusion règne sur le mot science qui peut correspondre à au moins trois acceptions :

  1. Outre la somme des connaissances acquises, la recherche rationnelle de lois permettant de comprendre (et d’agir sur) les processus de la nature (voire de la société) et aboutissant à des résultats universels, c’est-à-dire indépendants de la personnalité de celui qui les énonce (même s’il est en général, aujourd’hui, mâle, blanc, écrivant l’anglais et d’origine sociale plutôt favorisée) ; ces lois sont donc en principe testables par toute fraction de la communauté humaine.
  2. Les institutions publiques (6) et privées censées l’organiser et la financer (avec le poids des intérêts sociaux et politiques correspondants).
  3. L’ensemble des conséquences pratiques des recherches qui vont de l’invention du BCG à la bombe à neutrons en passant par le maïs transgénique (7), bien souvent appelé la technoscience.

Certes, ces trois acceptions sont liées : la recherche [1.] est le fait d’hommes vivant en société et aujourd’hui regroupés pour la plupart dans de puissants organismes [2.] qui doivent se justifier socialement [3.]  Le relativisme est tout à fait justifié s’il s’applique à la définition [3.] de la science ; il l’est partiellement avec la définition [2.] : il est effectivement sain de ne pas confondre Recherche avec Ministère de la Recherche (ou pis encore, Ministre de la Recherche !), Justice avec Ministère de la Justice. Mais il peut déboucher sur un scepticisme stérile, voire sur l’obscurantisme, quand il s’applique à l’acception [1.] de la science. Bertrand Russell classerait probablement la science au sens [1.] dans la catégorie des « connaissances » et celle des sens [2.] et [3.] dans celle du « pouvoir ». Ces catégories ne sont pas étanches : l’effectivité du pouvoir s’appuie évidemment sur celle des connaissances. Mais les logiques de développement sont distinctes, voire antagoniques. Il n’y a qu’à considérer le statut de la libre circulation des informations et la question des brevets !

Bien entendu, la définition [1.] représente un idéal. La recherche scientifique au sens premier est le fruit de savants qui sont des hommes (plus rarement des femmes) plus ou moins imbus des préjugés de leur époque. Prenons un exemple presque caricatural : quand Cuvier (un des plus grands savants du XIXe siècle) parle des noirs comme de « la plus dégradée des races humaines, celle des nègres, dont les formes s’approchent le plus de la brute, et dont l’intelligence ne s’est élevée nulle part au point d’arriver à un gouvernement régulier [...] », c’est le pair de France de Louis-Philippe qui exprime les préjugés de sa caste. Les relativistes en concluent qu’à la science « on peut faire dire n’importe quoi ». Nous pensons qu’il est beaucoup plus utile de faire l’effort de démontrer qu’avec ces propos-là, Cuvier a clairement quitté le terrain scientifique tel que défini en [1.]. Il nous semble juste de dire que Cuvier a déraillé. Mais pour dérailler, il faut avoir défini des rails.

Même si leur motivation est différente, les « relativistes » scientifiques, ceux qui considèrent que le point de vue scientifique n’est ni plus ni moins fondé qu’une croyance, font la part belle aux littéralistes religieux : pourquoi croire en effet les scientifiques qui affirment que la Terre est âgée de 4,55 milliards d’années, que l’homo sapiens est apparu il y a quelque deux cent mille ans à la suite d’un long processus, etc. si la science est une opinion comme une autre ?



(1) Ce qui est déjà bizarre : le propre des idées scientifiques est d’être vérifiables, donc discutables !

(2) Rappelons que dans un contexte plus tragique, la science devait être « aryenne » sous Hitler et « prolétarienne » sous Staline.

(3) Voir, par exemple, le retour prôné par certains à la science « védique » (traditionnelle) en Inde, comme opposée à la science réputée « occidentale ».

(4) Voir aux USA, pays riche pourtant, la survivance, voire le développement des sectes.

(5) Ce n’est pas nouveau : au XIXe siècle, le sabotage qui consistait à jeter son sabot dans les engrenages pour casser la machine a été décrit comme un moyen de s’opposer au « progrès » de la science.

(6) Il existe, par exemple, une Société Française de Physique, et non, heureusement (encore), une Société de Physique Française. Lorsqu’on ajoute un adjectif à science (aryenne, allemande, juive, française, prolétarienne, féministe, etc.), on décrit souvent bien autre chose.

(7) Les discussions sur les OGM sont souvent révélatrices de la confusion à ce propos. Être pour ou contre les OGM me semble un positionnement mal défini : il est tout à fait légitime de défendre l’intérêt de la recherche dans ce domaine et se montrer hostile à son exploitation par Monsanto.

Source

(*) Hubert Krivine est physicien. Il a été chercheur au Laboratoire de physique théorique et modèles statistiques de l’Université Paris-Sud (LPTMS) et enseignant à l’Université Pierre et Marie Curie. Il est l’auteur de La terre, des mythes au savoir (Cassini, 2011), ouvrage qui lui a valu le prix 2011 de l’Union Rationaliste et le prix Villemot 2012 de l’Académie des Sciences.
         

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