Science et Raison : une comédie des erreurs
C’est l’histoire d’un malentendu : la Foi offrirait la croyance en un au-delà surnaturel alors que la Science serait la connaissance d’un ici bas naturel. Si l’on veut connaître la nature, il faut suivre le mouvement des sciences; si l’on veut y ajouter, en plus, de la religion, alors il faut bondir par-delà la nature, changer de méthode d’enquête, abandonner le raisonnement usuel et se mettre à ‘croire’ en des choses qu’on ne peut pas prouver directement mais dont on peut seulement témoigner. La croyance en un lointain inaccessible et la connaissance d’un proche directement palpable se séparent comme l’eau et l’huile laissées au repos.
Avec un tel partage des tâches, bien évidemment, ‘Dieu’ disparaît, le ‘Dieu’ des grandes religions de salut aussi bien que les divinités des religions antiques. En effet, devant cette division il n’y a que deux attitudes possibles : ‘l’athée’ dira qu’il ne faut rien ajouter au naturel, que le surnaturel lui même n’est qu’une illusion de nos sens, de notre cerveau, de notre culture; le ‘croyant’ affirmera, en tremblant quelque peu, que, sait-on jamais, ‘au delà’, ‘au loin’, il y a peut être, bien qu’il ne puisse le prouver, ‘en plus’ quelque chose dont il sent confusément qu’elle existe. Selon la virulence des réactions, le croyant gardera ses convictions pour lui dans le jardin secret de son for intérieur, à moins que, plus audacieux, il n’aille combattre ‘le scientisme’ en se nourrissant de tous les défauts, débats, controverses, inachèvements des sciences. On le verra alors sur les plateaux de télé, dans les journaux pieux, à l’office du dimanche, mendiant une petite place pour son Dieu lointain, le fourguant dans les recoins les plus obscurs de la cosmologie, du darwinisme, de la neurobiologie, de la psychanalyse ou même, hélas, de la mécanique quantique, asile des âmes traumatisées. Inutile de dire que ces débats ne finissent jamais, l’athée soupirant de l’absurdité des raisonnements croyants, le croyant soupirant devant le manque d’élévation de ces ‘positivistes bornés’.
Éteignons la télé, fuyons ces débats sur ‘Science et Raison’, regardons-y de plus près et essayons de comprendre par quelle étrange méprise les positions respectives du proche et du lointain ont pu se trouver si totalement inversées. Car enfin, il n’est pas besoin d’avoir une grande culture scientifique pour saisir à quel point ce sont les sciences qui nous permettent d’accéder au lointain, à l’inaccessible, à l’invisible, au caché. Personne n’avait jamais vu un corps se déplacer dans le vide en ligne droite selon le principe d’inertie : il fallait qu’un puissant outil mathématique aidât à le penser. Sans les instruments du laboratoire, aucun phénomène ne serait saisissable. Qu’il s’agisse d’un virus microscopique, d’une galaxie géante, d’une simulation complexe, d’une machine subtile, il faut à chaque fois traverser des couches toujours plus nombreuses de données pour en saisir la nature. Rien de moins direct que la prise scientifique. Tous les licenciés en science le savent. De même que tous les lecteurs de Bachelard lequel distinguait, comme on sait, le savoir spontané, presque toujours niais, du savoir ‘rectifié’ par la rude discipline des ‘travailleurs de la preuve’. Même les sciences d’observation ont besoin de collections, de cartes, de banques de données, de traitement d’images afin de commencer à saisir les structures cachées invisibles à l’œil nu.
Difficile de le contester : celui qui veut accéder au lointain, mieux vaut qu’il se fie aux véhicules scientifiques. Imaginez la quantité d’instruments, de modèles, de théorèmes, de procédures, de machines qu’il faut emboîter les uns dans les autres pour tracer la distribution des galaxies dans l’univers, la succession des gènes sur le chromosome d’une souris ou le schéma d’une centrale nucléaire. Impossible de limiter les sciences à la connaissance du direct, de l’immédiat, de ce qui tombe sous le sens. Mais il est plus impossible encore de chercher à atteindre le caché, le dissimulé, le très grand ou le très petit, le très faible ou le très puissant, par des preuves, des raisonnements, des véhicules, des instruments qui ne seraient pas indiscutables. Plus on veut saisir l’inaccessible, plus l’emboîtement des preuves doit être robuste. Oui, bien sûr, les sciences sont pleines de trous, traversées d’énigmes, rongées par des paradoxes insurmontables, agitées par des querelles, mais le seul moyen d’y porter remède c’est de prolonger leur emprise, et non pas d’abandonner le mouvement ordinaire de la raison en changeant brutalement de véhicule. Là où les lumières de la connaissance échouent provisoirement, à quoi servirait le secours venu des obscurités de la croyance ?
Heureusement, le malentendu est à double sens. Si les sciences offrent le seul accès assuré pour saisir le lointain, il se trouve aussi que la Foi permet de saisir l’inaccessible proche. Il n’y a là aucun paradoxe : le prochain ne tombe pas davantage sous le sens que le lointain. S’il faut des instruments pour atteindre l’infiniment grand, l’infiniment petit, l’infiniment caché, l’infiniment nombreux, il faut également des procédures, des médiations, des assemblages, des habitudes pour accéder au proche, au présent, à la présence. Laissés à nous-même, il faut bien le reconnaître, nous nous détachons rapidement du proche, nous rêvassons, nous errons, nous nous divertissons, notre esprit vagabonde, nous devenons indifférents, le visage de nos amis ne suscite plus en nous de surprise, quant à celui des étrangers il nous indiffère tout à fait. Bientôt, même vivants, nous serons comme des morts, incapables de ressentir la présence des proches. Si tous les étudiants en science savent que, sans instrument, aucune science n’est possible, tous les amoureux, les amis, les amants savent avec quelle vertigineuse rapidité se perd le sentiment de proximité. S’il est vrai qu’une minuscule faute de calcul fait perdre d’un seul coup le bénéfice d’une longue campagne de recherche, il est également vrai qu’un seul mot de travers peut rendre deux personnes, qu’un long commerce avait rendu proches, étrangères l’une à l’autre. Dans les deux cas, la chose est sûre, qu’il s’agisse du lointain ou du proche, il faut un travail supplémentaire pour les saisir. Dans les deux cas, impossible d’en douter, nous ne possédons aucune autre ressource que les raisonnements de ce pauvre corps cogitant, le seul que nous ayons à notre disposition. Inutile de rêver d’une faculté supplémentaire. En religion pas plus qu’en science, il ne faut s’attendre à des miracles.
Le malentendu, je l’espère, commence à se dissiper : Science et Foi ne font pas appel à deux facultés différentes et ne portent pas non plus sur deux mondes différents. La Raison c’est le raisonnement ordinaire appliqué aux véhicules savants qui permettent l’accès au lointain ; la Foi c’est ce même raisonnement ordinaire (comment diable y en aurait-il d’autres ?) appliqué à ces véhicules particuliers qui nous permettent d’accéder au proche.
Si cet argument peut choquer c’est probablement parce que nous nous trompons à la fois sur les sciences et sur les religions en inversant leurs bénéfices respectifs. Oubliant l’immense accumulation de médiations scientifiques, nous faisons de la Science une sorte de sens commun évident et banal. Oubliant l’immense travail des religions, nous faisons comme si elles avaient pour but de concurrencer les sciences dans le même projet : l’accès au lointain. Ce faisant, nous pervertissons aussi bien les sciences transformées en opinion, que les religions transformées en gnose. D'où ce monstre intellectuel qu’on appelle la ‘croyance’ laquelle est censée ressembler à la preuve savante mais sans avoir les moyens d’être discutée. C’est ce monstre que l’on invoque lorsque l’on pose la question rituelle « Croyez-vous en Dieu ? », comme s’il s’agissait d’une formule de même farine que « Croyez-vous au réchauffement global ? ».
La croyance imite la connaissance sans s’apercevoir qu’elle se précipite tout simplement dans la mauvaise direction. Pour atteindre le lointain, la connaissance est imbattable. Inutile de vouloir faire mieux qu’elle. Pour atteindre le proche, en revanche, il est bien vrai qu’il faut disposer d’un véhicule ajusté que la connaissance savante ne saurait offrir. Mais, là encore, la ‘croyance en quelque chose’ ne nous sera d’aucune utilité puisqu'elle vise la mauvaise cible et qu’elle nous éloigne par conséquent encore davantage de ce proche par lequel il faudrait nous laisser saisir. Par conséquent, dans les deux cas, la croyance ne sert à rien. Pour parler un peu sérieusement de religion, il faut être agnostique, au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire en se gardant de croire à la croyance.
S’il est facile de se défaire de l’idée banalisée des sciences - il suffit au fond de lire régulièrement les Hors Séries de la Recherche ! - , il est malheureusement beaucoup plus difficile de se défaire de la croyance en la croyance. En effet, dans l’époque contemporaine, les religieux eux-mêmes se sont mis à y croire avec la foi du charbonnier. Ils prêchent comme si la Foi fournissait des connaissances à la fois inférieures puisqu'elle n’ont pas la qualité des preuves savantes et supérieures puisqu'elles sont censées ‘aller plus loin’ et ‘plus profond’ qu’elles. Ils n’ont plus vu d’autre moyen de continuer à parler de Dieu qu’en le repoussant très loin dans l’au-delà du monde, ou en l’enfonçant très profond dans les replis intimes de la psychologie la plus personnelle.
Cela peut paraître étrange à première vue, mais les religieux aussi bien que les théologiens pêchent beaucoup plus par excès de scientisme et de positivisme, que par irrationalisme. Ce qu’on appelle le fondamentalisme n’est pas une forme d’archaïsme absurde qui s’opposerait aux Lumières de la Raison, mais, au contraire, l’application aux textes saints d’un type de lecture beaucoup mieux adapté à l’interprétation d’un annuaire des Postes ou d’un traité de géologie. Par fascination pour la Science, les religieux, rationalisés jusqu’à la moëlle, ne parviennent plus à imaginer qu’on puisse avoir pour but, non pas d’accéder au lointain, mais d’être à nouveau proches. Le fondamentalisme n’est donc pas une crispation sur la tradition mais un oubli de la tradition par excès de modernisation. Le moderne est celui qui, en se trompant sur les sciences, perd aussi la religion. Incapable d’accéder au lointain par oubli des médiations scientifiques, il perd aussi le proche par excès de croyance. On parle de sécularisation comme si les modernes avaient ‘perdu la Foi’, selon l’expression consacrée. Mais la situation est bien plus grave : ils ont perdu les sciences !
Tout change si, rompant avec le fondamentalisme, on revient à la tradition, et si, oubliant la croyance en la croyance, on se remet à entendre, littéralement, les divers noms de Dieu dans les religions dites du Livre. On voit aussitôt que la vaine dispute avec les sciences ne présente plus aucune espèce d’intérêt. Qu’on laisse donc les disciplines savantes accéder au lointain, révéler l’invisible, sonder les limites les plus extrêmes du cosmos. Si on veut les imiter, alors qu’on fasse au moins aussi bien qu’elles. Qu’on n’aille pas faire commencer le travail de la croyance là seulement où les sciences trouvent leurs limites, comme si les religieux étaient des vautours qui ne s’assemblent qu’autour des charognes.
Mais si l’on veut révéler le proche, se rendre sensible au prochain, alors il faut invoquer de tout autres médiations et parler de ce qui, selon le terme vénérable, se dit Présent. L’adjectif présent ne désigne pas ce qui est éloigné, indicible, invisible, inaccessible, mais ce qui se présente à nouveau, « celui qui est, qui a été et qui vient », selon une manifestation également fort ancienne. Se mettre en présence ne suppose pas qu’on sacrifie les modes usuels de raisonnement, mais qu’on applique ces mêmes puissances de raisonnement à un autre objet : le prochain et non plus seulement le lointain. L’un comme l’autre nous arrachent aux mêmes ennemis : l’indifférence, l’absence, le banal, le vague, le convenu, l’immédiat. Lointain comme proche ne s’atteignent pas sans médiations.
Si l’on se rapproche des traditions scripturaires et que l’on desserre un peu l’étau de la croyance en la croyance, on s’aperçoit bien vite que ‘Dieu’ n’est pas l’objet d’une croyance que l’on pourrait posséder ou non selon le degré de certitude et de confiance accordé à une chaîne de preuves ou de témoignages. On ne croit ni on ne doute ‘de Dieu’ comme on le ferait du ‘réchauffement global’, de ‘l’amour maternel’ ou du ‘mariage des homosexuels’. Ce n’est pas le nom d’une substance visée par un acte de langage. C’est plutôt l’un des termes possibles pour désigner la réussite ou la félicité d’un acte de langage, d’une prédication, par lequel l’absence devient présence, l’éloigné devient prochain, le mort devient vivant, le perdu devient sauvé, l’indifférent devient sensible.
L’une des particularités les plus troublantes de cet acte de langage c’est qu’on risque toujours de « prononcer à faux le Nom de Dieu ». Un énoncé religieux comme un énoncé scientifique peut être vrai et faux sans posséder pour autant la même définition du vrai et du faux. La différence, nous l’avons maintenant compris, ne se situe pas entre des arguments savants qui seraient rationnels et rigoureux alors que les autres seraient irrationnels et vagues. La différence vient de ce que l’exigence de vérité qui porte sur la parole religieuse est particulièrement écrasante : il faut qu’elle devienne capable de faire ce qu’elle dit, c’est à dire qu’elle rende proche ce dont elle parle, qu’elle ‘représente fidèlement’, c’est-à-dire rende à nouveau présent (tel est le sens religieux du mot représentation) le sujet même de sa parole. C’est alors seulement que le nom de ‘Dieu’ n’aura pas été prononcé en vain.
On comprend que, devant une telle exigence, la plupart d’entre nous, reculions avec horreur. Cela est compréhensible. Ce qui ne l’est pas c’est que l’on continue à mouliner des débats sur Science et Raison comme si le problème était de savoir qui devait gagner, en fin de compte, du naturel ou du surnaturel. Comme s’il s’agissait d’une course de fond pour voir qui serait capable d’aller le plus loin et le plus vite. Or, il n’y a pas plus de concours que de course. Notre seule et fragile raison veut accéder au lointain comme au proche pour nous extraire de l’état usuel de mort-vivant. Tremblons donc deux fois : une première fois de ne pas rendre justice à la riche médiation des sciences qui nous permettent d’accéder au lointain ; une deuxième fois de prononcer à faux le nom de ce ‘Dieu’ qui nous permet d’être à nouveau saisi par la présence.
Bruno Latour (La Recherche Hors Série sur ‘Dieu’)
Avec un tel partage des tâches, bien évidemment, ‘Dieu’ disparaît, le ‘Dieu’ des grandes religions de salut aussi bien que les divinités des religions antiques. En effet, devant cette division il n’y a que deux attitudes possibles : ‘l’athée’ dira qu’il ne faut rien ajouter au naturel, que le surnaturel lui même n’est qu’une illusion de nos sens, de notre cerveau, de notre culture; le ‘croyant’ affirmera, en tremblant quelque peu, que, sait-on jamais, ‘au delà’, ‘au loin’, il y a peut être, bien qu’il ne puisse le prouver, ‘en plus’ quelque chose dont il sent confusément qu’elle existe. Selon la virulence des réactions, le croyant gardera ses convictions pour lui dans le jardin secret de son for intérieur, à moins que, plus audacieux, il n’aille combattre ‘le scientisme’ en se nourrissant de tous les défauts, débats, controverses, inachèvements des sciences. On le verra alors sur les plateaux de télé, dans les journaux pieux, à l’office du dimanche, mendiant une petite place pour son Dieu lointain, le fourguant dans les recoins les plus obscurs de la cosmologie, du darwinisme, de la neurobiologie, de la psychanalyse ou même, hélas, de la mécanique quantique, asile des âmes traumatisées. Inutile de dire que ces débats ne finissent jamais, l’athée soupirant de l’absurdité des raisonnements croyants, le croyant soupirant devant le manque d’élévation de ces ‘positivistes bornés’.
Éteignons la télé, fuyons ces débats sur ‘Science et Raison’, regardons-y de plus près et essayons de comprendre par quelle étrange méprise les positions respectives du proche et du lointain ont pu se trouver si totalement inversées. Car enfin, il n’est pas besoin d’avoir une grande culture scientifique pour saisir à quel point ce sont les sciences qui nous permettent d’accéder au lointain, à l’inaccessible, à l’invisible, au caché. Personne n’avait jamais vu un corps se déplacer dans le vide en ligne droite selon le principe d’inertie : il fallait qu’un puissant outil mathématique aidât à le penser. Sans les instruments du laboratoire, aucun phénomène ne serait saisissable. Qu’il s’agisse d’un virus microscopique, d’une galaxie géante, d’une simulation complexe, d’une machine subtile, il faut à chaque fois traverser des couches toujours plus nombreuses de données pour en saisir la nature. Rien de moins direct que la prise scientifique. Tous les licenciés en science le savent. De même que tous les lecteurs de Bachelard lequel distinguait, comme on sait, le savoir spontané, presque toujours niais, du savoir ‘rectifié’ par la rude discipline des ‘travailleurs de la preuve’. Même les sciences d’observation ont besoin de collections, de cartes, de banques de données, de traitement d’images afin de commencer à saisir les structures cachées invisibles à l’œil nu.
Difficile de le contester : celui qui veut accéder au lointain, mieux vaut qu’il se fie aux véhicules scientifiques. Imaginez la quantité d’instruments, de modèles, de théorèmes, de procédures, de machines qu’il faut emboîter les uns dans les autres pour tracer la distribution des galaxies dans l’univers, la succession des gènes sur le chromosome d’une souris ou le schéma d’une centrale nucléaire. Impossible de limiter les sciences à la connaissance du direct, de l’immédiat, de ce qui tombe sous le sens. Mais il est plus impossible encore de chercher à atteindre le caché, le dissimulé, le très grand ou le très petit, le très faible ou le très puissant, par des preuves, des raisonnements, des véhicules, des instruments qui ne seraient pas indiscutables. Plus on veut saisir l’inaccessible, plus l’emboîtement des preuves doit être robuste. Oui, bien sûr, les sciences sont pleines de trous, traversées d’énigmes, rongées par des paradoxes insurmontables, agitées par des querelles, mais le seul moyen d’y porter remède c’est de prolonger leur emprise, et non pas d’abandonner le mouvement ordinaire de la raison en changeant brutalement de véhicule. Là où les lumières de la connaissance échouent provisoirement, à quoi servirait le secours venu des obscurités de la croyance ?
Heureusement, le malentendu est à double sens. Si les sciences offrent le seul accès assuré pour saisir le lointain, il se trouve aussi que la Foi permet de saisir l’inaccessible proche. Il n’y a là aucun paradoxe : le prochain ne tombe pas davantage sous le sens que le lointain. S’il faut des instruments pour atteindre l’infiniment grand, l’infiniment petit, l’infiniment caché, l’infiniment nombreux, il faut également des procédures, des médiations, des assemblages, des habitudes pour accéder au proche, au présent, à la présence. Laissés à nous-même, il faut bien le reconnaître, nous nous détachons rapidement du proche, nous rêvassons, nous errons, nous nous divertissons, notre esprit vagabonde, nous devenons indifférents, le visage de nos amis ne suscite plus en nous de surprise, quant à celui des étrangers il nous indiffère tout à fait. Bientôt, même vivants, nous serons comme des morts, incapables de ressentir la présence des proches. Si tous les étudiants en science savent que, sans instrument, aucune science n’est possible, tous les amoureux, les amis, les amants savent avec quelle vertigineuse rapidité se perd le sentiment de proximité. S’il est vrai qu’une minuscule faute de calcul fait perdre d’un seul coup le bénéfice d’une longue campagne de recherche, il est également vrai qu’un seul mot de travers peut rendre deux personnes, qu’un long commerce avait rendu proches, étrangères l’une à l’autre. Dans les deux cas, la chose est sûre, qu’il s’agisse du lointain ou du proche, il faut un travail supplémentaire pour les saisir. Dans les deux cas, impossible d’en douter, nous ne possédons aucune autre ressource que les raisonnements de ce pauvre corps cogitant, le seul que nous ayons à notre disposition. Inutile de rêver d’une faculté supplémentaire. En religion pas plus qu’en science, il ne faut s’attendre à des miracles.
Le malentendu, je l’espère, commence à se dissiper : Science et Foi ne font pas appel à deux facultés différentes et ne portent pas non plus sur deux mondes différents. La Raison c’est le raisonnement ordinaire appliqué aux véhicules savants qui permettent l’accès au lointain ; la Foi c’est ce même raisonnement ordinaire (comment diable y en aurait-il d’autres ?) appliqué à ces véhicules particuliers qui nous permettent d’accéder au proche.
Si cet argument peut choquer c’est probablement parce que nous nous trompons à la fois sur les sciences et sur les religions en inversant leurs bénéfices respectifs. Oubliant l’immense accumulation de médiations scientifiques, nous faisons de la Science une sorte de sens commun évident et banal. Oubliant l’immense travail des religions, nous faisons comme si elles avaient pour but de concurrencer les sciences dans le même projet : l’accès au lointain. Ce faisant, nous pervertissons aussi bien les sciences transformées en opinion, que les religions transformées en gnose. D'où ce monstre intellectuel qu’on appelle la ‘croyance’ laquelle est censée ressembler à la preuve savante mais sans avoir les moyens d’être discutée. C’est ce monstre que l’on invoque lorsque l’on pose la question rituelle « Croyez-vous en Dieu ? », comme s’il s’agissait d’une formule de même farine que « Croyez-vous au réchauffement global ? ».
La croyance imite la connaissance sans s’apercevoir qu’elle se précipite tout simplement dans la mauvaise direction. Pour atteindre le lointain, la connaissance est imbattable. Inutile de vouloir faire mieux qu’elle. Pour atteindre le proche, en revanche, il est bien vrai qu’il faut disposer d’un véhicule ajusté que la connaissance savante ne saurait offrir. Mais, là encore, la ‘croyance en quelque chose’ ne nous sera d’aucune utilité puisqu'elle vise la mauvaise cible et qu’elle nous éloigne par conséquent encore davantage de ce proche par lequel il faudrait nous laisser saisir. Par conséquent, dans les deux cas, la croyance ne sert à rien. Pour parler un peu sérieusement de religion, il faut être agnostique, au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire en se gardant de croire à la croyance.
S’il est facile de se défaire de l’idée banalisée des sciences - il suffit au fond de lire régulièrement les Hors Séries de la Recherche ! - , il est malheureusement beaucoup plus difficile de se défaire de la croyance en la croyance. En effet, dans l’époque contemporaine, les religieux eux-mêmes se sont mis à y croire avec la foi du charbonnier. Ils prêchent comme si la Foi fournissait des connaissances à la fois inférieures puisqu'elle n’ont pas la qualité des preuves savantes et supérieures puisqu'elles sont censées ‘aller plus loin’ et ‘plus profond’ qu’elles. Ils n’ont plus vu d’autre moyen de continuer à parler de Dieu qu’en le repoussant très loin dans l’au-delà du monde, ou en l’enfonçant très profond dans les replis intimes de la psychologie la plus personnelle.
Cela peut paraître étrange à première vue, mais les religieux aussi bien que les théologiens pêchent beaucoup plus par excès de scientisme et de positivisme, que par irrationalisme. Ce qu’on appelle le fondamentalisme n’est pas une forme d’archaïsme absurde qui s’opposerait aux Lumières de la Raison, mais, au contraire, l’application aux textes saints d’un type de lecture beaucoup mieux adapté à l’interprétation d’un annuaire des Postes ou d’un traité de géologie. Par fascination pour la Science, les religieux, rationalisés jusqu’à la moëlle, ne parviennent plus à imaginer qu’on puisse avoir pour but, non pas d’accéder au lointain, mais d’être à nouveau proches. Le fondamentalisme n’est donc pas une crispation sur la tradition mais un oubli de la tradition par excès de modernisation. Le moderne est celui qui, en se trompant sur les sciences, perd aussi la religion. Incapable d’accéder au lointain par oubli des médiations scientifiques, il perd aussi le proche par excès de croyance. On parle de sécularisation comme si les modernes avaient ‘perdu la Foi’, selon l’expression consacrée. Mais la situation est bien plus grave : ils ont perdu les sciences !
Tout change si, rompant avec le fondamentalisme, on revient à la tradition, et si, oubliant la croyance en la croyance, on se remet à entendre, littéralement, les divers noms de Dieu dans les religions dites du Livre. On voit aussitôt que la vaine dispute avec les sciences ne présente plus aucune espèce d’intérêt. Qu’on laisse donc les disciplines savantes accéder au lointain, révéler l’invisible, sonder les limites les plus extrêmes du cosmos. Si on veut les imiter, alors qu’on fasse au moins aussi bien qu’elles. Qu’on n’aille pas faire commencer le travail de la croyance là seulement où les sciences trouvent leurs limites, comme si les religieux étaient des vautours qui ne s’assemblent qu’autour des charognes.
Mais si l’on veut révéler le proche, se rendre sensible au prochain, alors il faut invoquer de tout autres médiations et parler de ce qui, selon le terme vénérable, se dit Présent. L’adjectif présent ne désigne pas ce qui est éloigné, indicible, invisible, inaccessible, mais ce qui se présente à nouveau, « celui qui est, qui a été et qui vient », selon une manifestation également fort ancienne. Se mettre en présence ne suppose pas qu’on sacrifie les modes usuels de raisonnement, mais qu’on applique ces mêmes puissances de raisonnement à un autre objet : le prochain et non plus seulement le lointain. L’un comme l’autre nous arrachent aux mêmes ennemis : l’indifférence, l’absence, le banal, le vague, le convenu, l’immédiat. Lointain comme proche ne s’atteignent pas sans médiations.
Si l’on se rapproche des traditions scripturaires et que l’on desserre un peu l’étau de la croyance en la croyance, on s’aperçoit bien vite que ‘Dieu’ n’est pas l’objet d’une croyance que l’on pourrait posséder ou non selon le degré de certitude et de confiance accordé à une chaîne de preuves ou de témoignages. On ne croit ni on ne doute ‘de Dieu’ comme on le ferait du ‘réchauffement global’, de ‘l’amour maternel’ ou du ‘mariage des homosexuels’. Ce n’est pas le nom d’une substance visée par un acte de langage. C’est plutôt l’un des termes possibles pour désigner la réussite ou la félicité d’un acte de langage, d’une prédication, par lequel l’absence devient présence, l’éloigné devient prochain, le mort devient vivant, le perdu devient sauvé, l’indifférent devient sensible.
L’une des particularités les plus troublantes de cet acte de langage c’est qu’on risque toujours de « prononcer à faux le Nom de Dieu ». Un énoncé religieux comme un énoncé scientifique peut être vrai et faux sans posséder pour autant la même définition du vrai et du faux. La différence, nous l’avons maintenant compris, ne se situe pas entre des arguments savants qui seraient rationnels et rigoureux alors que les autres seraient irrationnels et vagues. La différence vient de ce que l’exigence de vérité qui porte sur la parole religieuse est particulièrement écrasante : il faut qu’elle devienne capable de faire ce qu’elle dit, c’est à dire qu’elle rende proche ce dont elle parle, qu’elle ‘représente fidèlement’, c’est-à-dire rende à nouveau présent (tel est le sens religieux du mot représentation) le sujet même de sa parole. C’est alors seulement que le nom de ‘Dieu’ n’aura pas été prononcé en vain.
On comprend que, devant une telle exigence, la plupart d’entre nous, reculions avec horreur. Cela est compréhensible. Ce qui ne l’est pas c’est que l’on continue à mouliner des débats sur Science et Raison comme si le problème était de savoir qui devait gagner, en fin de compte, du naturel ou du surnaturel. Comme s’il s’agissait d’une course de fond pour voir qui serait capable d’aller le plus loin et le plus vite. Or, il n’y a pas plus de concours que de course. Notre seule et fragile raison veut accéder au lointain comme au proche pour nous extraire de l’état usuel de mort-vivant. Tremblons donc deux fois : une première fois de ne pas rendre justice à la riche médiation des sciences qui nous permettent d’accéder au lointain ; une deuxième fois de prononcer à faux le nom de ce ‘Dieu’ qui nous permet d’être à nouveau saisi par la présence.
Bruno Latour (La Recherche Hors Série sur ‘Dieu’)